18/02/2025 2 articles partage-le.com  18min #269144

Les médias « alternatifs » : alternative au capitalisme ou capitalisme alternatif ?

par Nicolas Casaux
17 janvier 2025

Depuis quelques années, tout un éven­tail de médias soi-disant « alter­na­tifs » ou « indé­pen­dants » ont été créés qui pré­tendent four­nir une meilleure infor­ma­tion que celle que les médias de masse clas­siques du capi­ta­lisme indus­triel (les grandes chaînes de télé­vi­sion, les grands jour­naux) diffusent.

Effec­ti­ve­ment, les médias de masse du capi­ta­lisme indus­triel, qui appar­tiennent soit à des riches, soit à l'État (deux aspects d'un même pro­blème), dif­fusent à peu près tous un même type d'information, for­ma­té d'une même manière, selon des cri­tères qui consti­tuent l'idéologie domi­nante, c'est-à-dire l'idéologie de la classe domi­nante, qui devient, par le biais des­dits médias et des ins­ti­tu­tions en géné­ral (école, « culture », etc.), celle des dominé∙es. Autre­ment dit, le fameux « ruis­sel­le­ment » dont on nous cause sou­vent est en fait essen­tiel­le­ment idéo­lo­gique. Dans les médias de masse clas­siques, on ne remet presque jamais en ques­tion les fon­de­ments du capi­ta­lisme. Les pro­blèmes sont super­fi­ciel­le­ment trai­tés, énor­mé­ment de choses sont occul­tées. On pro­meut une vision du monde dans laquelle le capi­ta­lisme, le mode de vie indus­triel et l'État sont par défaut consi­dé­rés comme de très bonnes choses, voire comme des élé­ments iné­luc­tables et inques­tion­nables de la vie humaine.

Les médias « alter­na­tifs », comme Bas­ta !, affirment don­ner « de la visi­bi­li­té aux alter­na­tives, aux mou­ve­ments de résis­tance, aux popu­la­tions igno­rées et à d'autres manières de voir le monde ». Sauf qu'en réa­li­té, dans l'ensemble, les médias soi-disant « alter­na­tifs » dif­fusent des « manières de voir le monde » qui ne sont pas tel­le­ment « autres », pas tel­le­ment dif­fé­rentes de celle que véhi­culent les médias de masse classiques.

Certes, on y trouve un cer­tain nombre de publi­ca­tions qui pré­tendent cri­ti­quer le capi­ta­lisme. Mais en y regar­dant de plus près, on réa­lise que c'est moins le capi­ta­lisme qui est remis en ques­tion qu'une cer­taine dis­po­si­tion des dif­fé­rents élé­ments qui com­posent le capi­ta­lisme. Dans les médias « alter­na­tifs », on remet rare­ment en ques­tion le prin­cipe même du tra­vail, ou la pro­prié­té pri­vée et héré­di­taire, ou la pro­duc­tion de valeur mar­chande, ou l'argent. On ne remet presque jamais en ques­tion le type d'organisation poli­tique que l'on appelle l'État. Et pas non plus le mode de vie indus­triel, le sys­tème tech­no­lo­gique et ses impli­ca­tions sociales et matérielles.

Les médias « alter­na­tifs » tiennent à peu près tous un même dis­cours, que l'on peut, il me semble, résu­mer comme suit :

L'heure est grave, la crise cli­ma­tique et éco­lo­gique menace l'avenir de la civi­li­sa­tion et de la pla­nète et de ter­ribles inéga­li­tés et injus­tices éco­no­miques font rage. Mais il est pos­sible de remé­dier à cette situa­tion. Pour cela, il nous faut décar­bo­ner notre éco­no­mie, effec­tuer une « tran­si­tion » en déve­lop­pant les éner­gies renou­ve­lables et les tech­no­lo­gies propres ou vertes en géné­ral et en arrê­tant d'exploiter les com­bus­tibles fos­siles. Cette « tran­si­tion », qui nous four­ni­ra beau­coup de nou­veaux « emplois verts », doit être démo­cra­ti­que­ment pla­ni­fiée, afin de ratio­na­li­ser nos consom­ma­tions de res­sources et d'énergie, de sup­pri­mer les nom­breux usages super­flus et de ration­ner les autres. Cela per­met­tra de rendre nos socié­tés plus sobres éco­lo­gi­que­ment. La pla­ni­fi­ca­tion devra aus­si inci­ter les gens à faire des efforts, à mieux trier leurs déchets, man­ger moins de viande, etc., bref, à opti­mi­ser leur empreinte car­bone (ou éco­lo­gique). Une aug­men­ta­tion des impôts que les riches paient, voire (pour les plus radi­caux) une redis­tri­bu­tion de leurs richesses, devrait per­mettre de réta­blir la jus­tice sociale, de concert avec des réformes impor­tantes du milieu entre­pre­neu­rial, une dimi­nu­tion du temps de tra­vail, des chan­ge­ments dans la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion et d'autres choses du genre.

Le pro­blème, c'est que ce dis­cours est une fable et que l'avenir qu'il nous fait miroi­ter est un mirage. Le pro­blème, c'est aus­si que ce dis­cours repose sur nombre de pré­sup­po­sés (comme l'idée que le tra­vail est une bonne chose) hau­te­ment dis­cu­tables qui, s'ils étaient dis­cu­tés, pour­raient nous ame­ner à réa­li­ser que, chi­mé­rique ou non, l'avenir qu'il pro­pose n'est même pas désirable.

Les médias « alter­na­tifs » pro­duisent cer­tai­ne­ment une dis­cus­sion plus per­ti­nente que les médias de masse tra­di­tion­nels. Mais ils ont d'importantes limites. Notam­ment, aucun d'eux ne pro­pose une ana­lyse véri­ta­ble­ment tech­no­cri­tique (ou anti-indus­trielle, ou natu­rienne) des socié­tés contem­po­raines. Pour­tant, toute contes­ta­tion cohé­rente et per­ti­nente des pro­blèmes aux­quels nous sommes confronté∙es devrait inté­grer une cri­tique de la tech­no­lo­gie et de l'industrie. Ain­si qu'une cri­tique de l'État en tant que type d'organisation sociale.

Et pour­quoi cette mul­ti­pli­ca­tion des maga­zines, revues, jour­naux, etc., si c'est pour pro­po­ser, gros­so modo, une même pers­pec­tive ? (Là encore, les médias « alter­na­tifs » repro­duisent une tare des médias de masse conven­tion­nels : leur non plu­ra­lisme, leur unanimisme.)

La pro­fu­sion des médias « alter­na­tifs » ou « indé­pen­dants » et le fait qu'ils pro­posent tous une même fable rela­ti­ve­ment ras­su­rante pour la plu­part des gens rendent très dif­fi­cile pour une revue plus radi­cale de se faire entendre. Si ces gens « alter­na­tifs », qui se disent « décrois­sants » et autres, m'assurent qu'il est pos­sible de conce­voir « une socié­té hau­te­ment édu­quée et tech­no­lo­gi­que­ment avan­cée, sans pau­vre­té ni faim », qui uti­li­se­rait cepen­dant « beau­coup moins de res­sources et d'éner­gie qu'au­jourd'­hui » (comme l'affirme Jason Hickel [voir  ici]) ; qu'il est donc pos­sible d'universaliser le mode de vie indus­triel/­high-tech à l'entièreté des êtres humains du globe sous l'égide de l'écosocialisme, tout en remé­diant au réchauf­fe­ment cli­ma­tique (ou en s'y adap­tant) ; alors pour­quoi devrais-je m'intéresser à ces oiseaux de mau­vais augure qui sou­tiennent des choses com­pli­quées, désa­gréables et dépri­mantes sur l'industrie et la tech­no­lo­gie (comme quoi le mode de vie indus­triel serait incom­pa­tible avec la pré­ser­va­tion de la pla­nète, la tech­no­lo­gie avec la démo­cra­tie, etc.) ?

Selon toute pro­ba­bi­li­té, plus le mes­sage que vous pro­po­sez est proche de ce à quoi les gens sont accou­tu­més par les médias de masse tra­di­tion­nels (moins il bou­le­verse les croyances les plus fon­da­men­tales, les plus répan­dues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d'attirer de l'audience, de faire de l'argent et donc d'être rentable.

Un aspect et un motif de l'échec de l'opposition au capi­ta­lisme industriel.

Nico­las Casaux

P.-S. :  Un article publié le 15 jan­vier 2025 sur Bas­ta ! me per­met d'illustrer ma cri­tique. Bar­na­bé Binc­tin inter­viewe Lau­rence de Ner­vaux, une employée du think tank Des­tin Com­mun. Le dis­cours de Ner­vaux se pré­sente comme nuan­cé, neutre, objec­tif, dénon­çant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais sur­tout de droite, heu­reu­se­ment). Il prône un autre natio­na­lisme, un bon natio­na­lisme, pas comme le mau­vais natio­na­lisme d'extrême droite (« Il n'y a aucune rai­son de lais­ser l'apanage de la fier­té [natio­nale] à la droite ou l'extrême droite »). « La rai­son d'être de Des­tin Com­mun est de bâtir une socié­té plus sou­dée », lit-on sur le site du think tank. « Au fon­de­ment de la démarche de Des­tin Com­mun, il y a ce sou­ci de l'état de la cohé­sion sociale », sou­ligne encore Bar­na­bé Binc­tin. En d'autres termes, Des­tin Com­mun cherche l'apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.

D'ailleurs, Lau­rence de Ner­vaux n'aime pas qu'on parle de classes sociales :

« Les ana­lyses par classes sociales ont quelque chose d'un peu enfer­mant, on y est assi­mi­lé à un sta­tut, alors qu'en fait, une cer­taine vision du monde peut mélan­ger des gens aux niveaux de vie très dif­fé­rents. Exemple, un tra­der et un chauf­feur Uber ne feront a prio­ri pas par­tie de la même caté­go­rie socio-pro­fes­sion­nelle. Et pour­tant, ils peuvent tout à fait par­ta­ger de même valeurs bous­soles dans leur vie, autour du tra­vail, de l'argent, de la réus­site indi­vi­duelle. Ce sont sou­vent des entre­pre­neurs dans l'âme, qui reven­dique la maî­trise de leur des­tin et la volon­té d'être leur propre chef. Autant d'orientations psy­cho­lo­giques qui les réunissent, quel que soit leur sta­tut social. »

Tra­ders et chauf­feurs Uber du monde, apai­sez-vous ! Aimez-vous ! De l'anti-marxisme assu­mé. Assu­rer la paix sociale dans la socié­té qui pro­duit des tra­ders et des chauf­feurs Uber, dans la socié­té de l'exploitation de tous par tous, de la concur­rence de tous contre tous, voi­là la mis­sion de Ner­vaux et de Des­tin Com­mun. Chez Des­tin Com­mun, on n'est pas pour les extrêmes ! Abo­lir les classes sociales ? Expro­prier les riches ? Des­ti­tuer les gou­ver­nants ? Déman­te­ler l'État et la domi­na­tion sociale ? Espèce d'extrémiste ! Non, chez Des­tin Com­mun, on pro­pose sim­ple­ment de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus lar­ge­ment, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu'étape de tran­si­tion, peut très bien se défendre, mais pré­sen­té comme un objec­tif en soi, comme une solu­tion, et au vu du reste de la pers­pec­tive de Des­tin Com­mun, est assez risible).

Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fon­da­teurs de l'ordre social domi­nant, comme le « contrat social », cette fic­tion stu­pide d'un accord ima­gi­naire jamais rati­fié par des per­sonnes n'ayant jamais existé.

Ça devrait pour­tant être évident : « pas de jus­tice, pas de paix ». Celles et ceux qui tra­vaillent à l'apaisement social, à la paci­fi­ca­tion sociale, tra­vaillent objec­ti­ve­ment au béné­fice de ceux qui dominent et tirent pro­fit des struc­tures sociales éta­blies, les­quelles sont fon­da­men­ta­le­ment injustes.

C'est donc sans sur­prise qu'en se ren­sei­gnant un peu, on apprend que le think tank Des­tin Com­mun est finan­cé par des fonds éta­tiques et pri­vés dont l'AFD (Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment, un organe du minis­tère des Affaires étran­gères et de celui de l'É­co­no­mie et des Finances), la fon­da­tion Lumi­nate du mil­liar­daire Pierre Omi­dyar (fon­da­teur d'eBay), la fon­da­tion de la mul­ti­na­tio­nale alle­mande Bosch, la Sugar Foun­da­tion de Jérôme Lecat, un entre­pre­neur de la « French Tech » ins­tal­lé en Cali­for­nie, et la Euro­pean Cli­mate Foun­da­tion (une des plus impor­tantes fon­da­tions pré­ten­du­ment « phi­lan­thro­pique » d'Europe, de type pass-through, c'est-à-dire spé­cia­li­sée dans la redis­tri­bu­tion de fonds d'autres fon­da­tions, finan­cée, entre autres, par la William and Flo­ra Hew­lett Foun­da­tion, la Bloom­berg Fami­ly Foun­da­tion, le Rocke­fel­ler Bro­thers Fund, la IKEA Foun­da­tion, la Cli­ma­te­Works Foun­da­tion (elle-même finan­cée par la William and Flo­ra Hew­lett Foun­da­tion, mais aus­si par la Fon­da­tion David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloom­berg Phi­lan­thro­pies, la fon­da­tion Ford, la IKEA Foun­da­tion, etc.)).

(Dom­mage que l'ar­ticle de Bas­ta ! n'ait pas men­tion­né ça, ces his­toires de finan­ce­ment sont pour­tant significatives.)

Une splen­dide illus­tra­tion de ma cri­tique des médias alter­na­tifs. Même si, je l'admets, les­dits médias publient en géné­ral des choses moins osten­si­ble­ment niaises que ce lamen­table entretien.

Depuis quelques années, tout un éventail de médias soi-disant « alternatifs » ou « indépendants » ont été créés qui prétendent fournir une meilleure information que celle que les médias de masse classiques du capitalisme industriel (les grandes chaînes de télévision, les grands journaux) diffusent.

Effectivement, les médias de masse du capitalisme industriel, qui appartiennent soit à des riches, soit à l'État (deux aspects d'un même problème), diffusent à peu près tous un même type d'information, formaté d'une même manière, selon des critères qui constituent l'idéologie dominante, c'est-à-dire l'idéologie de la classe dominante, qui devient, par le biais desdits médias et des institutions en général (école, « culture », etc.), celle des dominé∙es. Autrement dit, le fameux « ruissellement » dont on nous cause souvent est en fait essentiellement idéologique. Dans les médias de masse classiques, on ne remet presque jamais en question les fondements du capitalisme. Les problèmes sont superficiellement traités, énormément de choses sont occultées. On promeut une vision du monde dans laquelle le capitalisme, le mode de vie industriel et l'État sont par défaut considérés comme de très bonnes choses, voire comme des éléments inéluctables et inquestionnables de la vie humaine.

Les médias « alternatifs », comme Basta !, affirment donner « de la visibilité aux alternatives, aux mouvements de résistance, aux populations ignorées et à d'autres manières de voir le monde ». Sauf qu'en réalité, dans l'ensemble, les médias soi-disant « alternatifs » diffusent des « manières de voir le monde » qui ne sont pas tellement « autres », pas tellement différentes de celle que véhiculent les médias de masse classiques.

Certes, on y trouve un certain nombre de publications qui prétendent critiquer le capitalisme. Mais en y regardant de plus près, on réalise que c'est moins le capitalisme qui est remis en question qu'une certaine disposition des différents éléments qui composent le capitalisme. Dans les médias « alternatifs », on remet rarement en question le principe même du travail, ou la propriété privée et héréditaire, ou la production de valeur marchande, ou l'argent. On ne remet presque jamais en question le type d'organisation politique que l'on appelle l'État. Et pas non plus le mode de vie industriel, le système technologique et ses implications sociales et matérielles.

Les médias « alternatifs » tiennent à peu près tous un même discours, que l'on peut, il me semble, résumer comme suit :

L'heure est grave, la crise climatique et écologique menace l'avenir de la civilisation et de la planète et de terribles inégalités et injustices économiques font rage. Mais il est possible de remédier à cette situation. Pour cela, il nous faut décarboner notre économie, effectuer une « transition » en développant les énergies renouvelables et les technologies propres ou vertes en général et en arrêtant d'exploiter les combustibles fossiles. Cette « transition », qui nous fournira beaucoup de nouveaux « emplois verts », doit être démocratiquement planifiée, afin de rationaliser nos consommations de ressources et d'énergie, de supprimer les nombreux usages superflus et de rationner les autres. Cela permettra de rendre nos sociétés plus sobres écologiquement. La planification devra aussi inciter les gens à faire des efforts, à mieux trier leurs déchets, manger moins de viande, etc., bref, à optimiser leur empreinte carbone (ou écologique). Une augmentation des impôts que les riches paient, voire (pour les plus radicaux) une redistribution de leurs richesses, devrait permettre de rétablir la justice sociale, de concert avec des réformes importantes du milieu entrepreneurial, une diminution du temps de travail, des changements dans la propriété des moyens de production et d'autres choses du genre.

Le problème, c'est que ce discours est une fable et que l'avenir qu'il nous fait miroiter est un mirage. Le problème, c'est aussi que ce discours repose sur nombre de présupposés (comme l'idée que le travail est une bonne chose) hautement discutables qui, s'ils étaient discutés, pourraient nous amener à réaliser que, chimérique ou non, l'avenir qu'il propose n'est même pas désirable.

Les médias « alternatifs » produisent certainement une discussion plus pertinente que les médias de masse traditionnels. Mais ils ont d'importantes limites. Notamment, aucun d'eux ne propose une analyse véritablement technocritique (ou anti-industrielle, ou naturienne) des sociétés contemporaines. Pourtant, toute contestation cohérente et pertinente des problèmes auxquels nous sommes confronté∙es devrait intégrer une critique de la technologie et de l'industrie. Ainsi qu'une critique de l'État en tant que type d'organisation sociale.

Et pourquoi cette multiplication des magazines, revues, journaux, etc., si c'est pour proposer, grosso modo, une même perspective ? (Là encore, les médias « alternatifs » reproduisent une tare des médias de masse conventionnels : leur non pluralisme, leur unanimisme.)

La profusion des médias « alternatifs » ou « indépendants » et le fait qu'ils proposent tous une même fable relativement rassurante pour la plupart des gens rendent très difficile pour une revue plus radicale de se faire entendre. Si ces gens « alternatifs », qui se disent « décroissants » et autres, m'assurent qu'il est possible de concevoir « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d'énergie qu'aujourd'hui » (comme l'affirme Jason Hickel [voir  ici])  ; qu'il est donc possible d'universaliser le mode de vie industriel/high-tech à l'entièreté des êtres humains du globe sous l'égide de l'écosocialisme, tout en remédiant au réchauffement climatique (ou en s'y adaptant) ; alors pourquoi devrais-je m'intéresser à ces oiseaux de mauvais augure qui soutiennent des choses compliquées, désagréables et déprimantes sur l'industrie et la technologie (comme quoi le mode de vie industriel serait incompatible avec la préservation de la planète, la technologie avec la démocratie, etc.) ?

Selon toute probabilité, plus le message que vous proposez est proche de ce à quoi les gens sont accoutumés par les médias de masse traditionnels (moins il bouleverse les croyances les plus fondamentales, les plus répandues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d'attirer de l'audience, de faire de l'argent et donc d'être rentable.

Un aspect et un motif de l'échec de l'opposition au capitalisme industriel.

Nicolas Casaux

P.-S. :  Un article publié le 15 janvier 2025 sur Basta ! me permet d'illustrer ma critique. Barnabé Binctin interviewe Laurence de Nervaux, une employée du think tank Destin Commun. Le discours de Nervaux se présente comme nuancé, neutre, objectif, dénonçant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais surtout de droite, heureusement). Il prône un autre nationalisme, un bon nationalisme, pas comme le mauvais nationalisme d'extrême droite (« Il n'y a aucune raison de laisser l'apanage de la fierté [nationale] à la droite ou l'extrême droite »). « La raison d'être de Destin Commun est de bâtir une société plus soudée », lit-on sur le site du think tank. « Au fondement de la démarche de Destin Commun, il y a ce souci de l'état de la cohésion sociale », souligne encore Barnabé Binctin. En d'autres termes, Destin Commun cherche l'apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.

D'ailleurs, Laurence de Nervaux n'aime pas qu'on parle de classes sociales :

« Les analyses par classes sociales ont quelque chose d'un peu enfermant, on y est assimilé à un statut, alors qu'en fait, une certaine vision du monde peut mélanger des gens aux niveaux de vie très différents. Exemple, un trader et un chauffeur Uber ne feront a priori pas partie de la même catégorie socio-professionnelle. Et pourtant, ils peuvent tout à fait partager de même valeurs boussoles dans leur vie, autour du travail, de l'argent, de la réussite individuelle. Ce sont souvent des entrepreneurs dans l'âme, qui revendique la maîtrise de leur destin et la volonté d'être leur propre chef. Autant d'orientations psychologiques qui les réunissent, quel que soit leur statut social. »

Traders et chauffeurs Uber du monde, apaisez-vous ! Aimez-vous ! De l'anti-marxisme assumé. Assurer la paix sociale dans la société qui produit des traders et des chauffeurs Uber, dans la société de l'exploitation de tous par tous, de la concurrence de tous contre tous, voilà la mission de Nervaux et de Destin Commun. Chez Destin Commun, on n'est pas pour les extrêmes ! Abolir les classes sociales ? Exproprier les riches ? Destituer les gouvernants ? Démanteler l'État et la domination sociale ? Espèce d'extrémiste ! Non, chez Destin Commun, on propose simplement de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus largement, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu'étape de transition, peut très bien se défendre, mais présenté comme un objectif en soi, comme une solution, et au vu du reste de la perspective de Destin Commun, est assez risible).

Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fondateurs de l'ordre social dominant, comme le « contrat social », cette fiction stupide d'un accord imaginaire jamais ratifié par des personnes n'ayant jamais existé.

Ça devrait pourtant être évident : « pas de justice, pas de paix ». Celles et ceux qui travaillent à l'apaisement social, à la pacification sociale, travaillent objectivement au bénéfice de ceux qui dominent et tirent profit des structures sociales établies, lesquelles sont fondamentalement injustes.

C'est donc sans surprise qu'en se renseignant un peu, on apprend que le think tank Destin Commun est financé par des fonds étatiques et privés dont l'AFD (Agence française de développement, un organe du ministère des Affaires étrangères et de celui de l'Économie et des Finances), la fondation Luminate du milliardaire Pierre Omidyar (fondateur d'eBay), la fondation de la multinationale allemande Bosch, la Sugar Foundation de Jérôme Lecat, un entrepreneur de la « French Tech » installé en Californie, et la European Climate Foundation (une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d'Europe, de type pass-through, c'est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds d'autres fondations, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, la ClimateWorks Foundation (elle-même financée par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford, la IKEA Foundation, etc.)).

(Dommage que l'article de Basta ! n'ait pas mentionné ça, ces histoires de financement sont pourtant significatives.)

Une splendide illustration de ma critique des médias alternatifs. Même si, je l'admets, lesdits médias publient en général des choses moins ostensiblement niaises que ce lamentable entretien.

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18/02/2025 legrandsoir.info  14min #269145

 Les médias « alternatifs » : alternative au capitalisme ou capitalisme alternatif ?

Vert, le média qui avale la couleuvre

Nicolas CASAUX

Dans la petite famille des médias « alternatifs » ou « indépendants », outre Basta ! (voir ici), on retrouve Vert, le média qui annonce la couleur, créé en 2020 par Juliette Quef et Loup Espargilière, qui tiennent également une chronique sur France Inter. Le fait que Quef et Espargilière soient régulièrement invités à discourir sur France Inter signale d'emblée à celles et ceux qui comprennent que l'État, comme la programmation de Radio France, n'est pas une entité « neutre », que la perspective de Quef et Espargilière rentre dans le cadre des vues approuvées par la direction de la radio d'État.